“Tout commencerait par un conditionnel préambule à toutes les supputations et prises de consciences-pistes possibles.
Armand Gatti.
Si je ne l’avais pas rencontré.
Je serai restée sur ce cauchemar toujours injuste, impropre à dire la moindre once de réalité.
Je me serais imaginée, n’étant pas victime, donc, du camp de ceux possiblement bourreaux, comme une fatalité humaine pour dire l’homme incapable de s’écrire dans une autre alternative.
Bien sûr il y aurait eu Primo Levi, Charlotte Delbo, Elie Wiesel…
bien sûr ils furent et sont nombreux à s’égrener dans la liste toujours-hélas-tant-mieux incomplète, la liste de ceux qui tenteront toujours de dire, d’écrire Auschwitz.
Si.
L’Espagne serait restée claquemurée dans ces deux colonnes de papier-journal pour dire les derniers assassinés de Franco
au garrot
garrottés les derniers anars.
Si.
J’aurais ignoré qu’il y a des défaites qui valent toutes les victoires, j’aurais tout ignoré de ces lettres censurées par l’autorité française entre Marseille et Barcelone, ces lettres pour dire
« Courage, tout va bien ici, le sang et l’or vont comme un gant à celui-là qui embastille, garrotte et signe les arrêts de mort en prenant son café, rien de plus après tout que la vie d’un chien…mais courage à toi qui es si loin de nous, soignes-toi et guéris, et ne reviens pas, pas encore, il est trop tôt, les nations d’Europe s’alignent pour surtout ne rien empêcher de l’horreur à venir, et pour taire les déjà meurtres nazis. » Guernica 25 avril 1937.
Si.
J’aurais ignoré le mot anarchie comme synonyme du mot espoir, quand l’un de ses combattants affirmait à Gatti :
« Nous avons gagné la guerre. Nous n’avons pas pris le pouvoir. »
Si.
Je serais passée à côté
des inventeurs de lointain intérieur,
du guérillero guatémaltèque brandissant au ciel l’arme décisive de ses mots,
des lanceurs d’alphabets à Dieu,
de Felipe, l’Indien qui imaginait Paris
entourée de montagnes, montagnes
habitées de tigres et de soldats allemands,
du saut, sursaut devenu danse de Ruben Muichkine par-dessus les murs de la prison de Tulle, annihilant les routes qui menaient jusqu’aux gares qui menaient jusqu’aux voies ferroviaires qui menaient jusqu’aux camps, qui menaient jusqu’où ?
Gagnées toutes les guerres contre l’Homme, ce jour-là !
des enfants retrouvés dans le vent -celui qui nous grandit-
de Paddy bâtisseur de charpentes humaines pour faire de Derry le lieu de
rassemblement de tous les oiseaux, de Sacco, Venzetti, Pelltier, Mumia, Julius et Ethel Rosenberg, de ceux toujours nommés pour dire toujours et toujours encore la même histoire, tous ceux-là que Gatti convoque dans ses écritures, lui qui écrit pour changer le passé, donc l’Histoire,
et celle à venir aussi…
Mais lui Gatti de quel monde rêve-t-il ?
Un monde où tu aurais enfin écrit pour changer le passé.
Il nous resterait encore à le lire et à le lire encore.
Puis à l’écrire à notre tour pour donner à nos encres la couleur de nos jours, la lumière de nos langues,
Je rêve aussi, de quoi ?
Un monde où les territoires auraient pris la place de nos consciences. Ainsi nos itinérances guidées par le seul besoin, ne s’accompagneraient plus jamais du regret de l’exil, des larmes du départ.
Un monde où de l’amour naîtrait la vie, vierge de tout autre héritage qu’un pelage roux, gris tigré, une robe alezan, noire ébène, un monde où nous penserions le monde et passerions le temps à taire le vertige de nos réflexions.
Nous serions l’homme tout entier achevé, fini, retrouvé.
Un monde de chiens. Sans horreur, sans traîtrise, sans barbarie non plus, sans mensonge, sans calcul, un chien ne calcule rien. Jamais. Non ?
Il n’y a que les chiens pour rêver aux chiens.
Un monde où la question « le mot chien aboie-t-il ? » ne serait plus posée, un tel monde pouvons-nous en rêver ?
Un monde où le Ginkgo Biloba ne trouverait pas la place de ses lettres, ni son totem humain en Goethe.
Un monde sans Adam, sans question, sans la question de l’homme, « Adam, Quoi ? » ?
De quoi est-il donc fait ce monde, cet humain dont nous aurions ensemble dans la prise de conscience de nos lectures affûtées, permis la naissance.
L’homme nouveau. Le monde de l’homme nouveau à quoi ressemble-t-il donc ?
Angelus Novus ?
Quand la question, l’incompréhension et le doute s’installent en moi au contact de Gatti je m’en vais chercher refuge dans d’autres livres, dans la grammaire, la syntaxe aussi et le plus souvent dans le dictionnaire.
C’est parce qu’il n’est jamais dans l’affirmation d’une vérité, jamais dans le dogme, que Gatti entraîne à son tour à chercher, à questionner.
Ainsi, je m’approprie, je m’invente et de ce que d’aucun trouvait hermétique, surgit une étincelle. Un début de lumière. Et c’est bien.
Conjonctions de coordination. Donc.
« Témoin, vous étiez sur les lieux du crime à l’heure où il est survenu. Avez-vous vu ou entendu quelque chose ?”
“Je n’ai rien vu, il faisait sombre. Mais j’ai entendu un homme. Un homme qui marchait. Et puis il s’est mis à courir. On aurait dit un étranger qui courait…”
“Accusé, de quelle nationalité êtes-vous ?”
“Italien(ne)”
“Donc vous êtes étranger ?”
“Oui,
Oui.”
“Donc, coupable. »
Avec Gatti les conjonctions de coordination elles-mêmes se mettent à écrire l’histoire. Donc à la faire. Mais tous ne font pas le même usage des mots que le poète. Ainsi le Président de ce tribunal (infiniment) humain aurait pu pousser ses investigations plus avant.
Et seulement sur la question d’un pas, raconter une autre histoire.
Donc, la refaire.
Les pas des étrangers m’ont raconté l’exil, préfixe de soi pour dire le départ de soi.
Ex-il
Les pas d’un étranger combien en a-t-il fallu ?
Pour aller de Monaco à Chicago, à Monaco de retour, puis de son fils à nous, de Pianceretto à Marseille, de Sauveur à Sauveur, de la Patagonie à la Baltique à la forêt de la Barbeyrolle, quelle géographie et quelle histoire pourront tracer les justes cheminements de ces départs toujours ? de ces chemins si étroits, si serrés, si longs ?
Il va falloir écrire pour changer aussi ces manuels impropres à raconter ce qui donna la force aux errants de continuer toujours.
« La parole errante » est sans aucun doute le premier de ces livres à nous donner à lire l’humanité plus grande.
Écrire pour interroger le sens de ces marches. Et puis, « continuer à marcher comme si marcher était le but à atteindre ».
Donc, je retourne sur mes pas et interroge ce que Gatti me donne à voir, à entendre de Guernica, de l’Espagne, d’Auschwitz et de l’extermination de l’Homme.
Comment dire que ce que je vois, lis, entends, tout cela imprègne, constitue mon être le plus intime. Ici et Maintenant.
Alors que je n’avais pas encore vécu la rencontre avec Gatti, je me demandais comment le définir. Historien, poète, errant, metteur en scène, parachutiste, cinéaste, résistant… ? Gatti brouille les pistes à l’instar de ses chats qui embrouillèrent un jour les fils d’un récit en cours, peut-être pour dire que la linéarité et la singularité ne suffisent pas à dire tout ce qui est, fut et sera toujours possible…et ainsi la traversée des langages de devenir la seule capable de tracer les signes d’un récit en écriture toujours.
Oui décidément il faut aller chercher dans les mots, et si j’en ai toujours eu l’intuition, ma rencontre avec Gatti m’a conduit à l’affirmer comme postulat à toutes mes démarches, comme le premier de mes pas d’étrangère à tout mais aussi sœur de tous.
Et du coup je puis me retrouver jeteuse de sort d’alphabet au ciel hassidique, diseuse de l’indicible aventure, nommant l’innommable au-delà des mots de la fatalité, pauvres mots qui ne me laissaient jusque-là qu’une pauvre alternative : victime ou bourreau, homme ou chien, conscience ou territoire ?
Désormais je prends les mots pour dire :
je suis un Chien qui rêve qu’il est un Homme qui rêve qu’il est un Chien qui rêve qu’il est l’Homme Nouveau.
Enfin.
De tout mon être.
A.Soler