Il est là tous les matins, de chaque jour de la semaine.
Il arrive tôt.
Parfois il parle à quelqu’un.
Le plus souvent une femme.
Rarement la même.
Il écoute de sa hauteur d’homme.
Avec quelques mouvements lointains et surplombants.
Puis il daigne parler.
Peu.
Mais comme le conseil d’un homme sage que l’on est allé consulter pour avoir son avis.
Son opinion précieuse d’homme averti et savant.
Ses yeux dont la couleur est inconnue de moi, balayent le boulevard, comme le trait d’un phare.
Mais de lui pas de lumière.
Sauf peut-être pour celle qui l’écoute avec tant d’attention.
Quand il fait trop froid il rentre dans la boulangerie.
Il fait un peu comme chez lui, comme on dit.
Se sert même un café, passant derrière les banques réfrigérées où on met les sandwichs.
Pas gêné.
Un habitué.
Parfois la télé déverse ses flots d’info continue dans la boulangerie.
Rarement de la musique.
C’est l’info le matin.
Encore un rituel.
Et lui de commenter d’un mouvement de tête :
« Pauvre France ! »
On ne comprend pas bien pourquoi il dit ça, ça ressemble à un tic.
Peut-être est-il en colère.
Le réflexe d’un homme qui voudrait sans doute dire autre chose mais qui n’y parvient pas.
Peut-être pas.
Je ne l’entends pas bien.
Mais comme un fait exprès ce sont toujours des mots saillants, lancés comme en formule magique, en un étrange lieu commun.« Bientôt la quille » a-t-il balancé l’autre matin, je n’ai pas compris, mais il parle d’un autre, d’une autre,
et sa parole est sentence.
J’essaye chaque jour de comprendre.
Qui est-il ?
Les premières fois je pensais qu’il prenait son 1er café, là, avant d’attaquer son boulot.
Un poste d’importance, ou un poste d’apparat, de représentation.
Un vaguemestre.
Un concierge.
Un planton.
Mais de la Ville s’il vous plait !
Ses horaires semblent invariables.
Pas les miens.
Me levant de plus en plus tard et ne changeant rien de la balade matinale, je le retrouve encore, planté là le planton.
Un homme de confiance.
A qui l’on dit tout.
On se confie à lui.
On s’épanche, se déverse, dégueule, gerbe ses frustrations du jour ou de la veille.
Il garde tout.
Tout pour lui.
Le gardien des petits secrets, des petites colères mais assez grandes pour vous pourrir la journée qui commence, malgré l’air du printemps coupé au fumet de sa clope blonde.
Toujours aux lèvres.
Ou au bout des doigts avec la classe.
Et ! Vous croyez quoi vous ?
Je suis quelqu’un moi !
Je compte !
Je compte pour quelqu’un !
Non, ce n’est pas possible…
Il transpire de solitude aigre, malgré sa tenue impeccable, sa coiffure soignée, sa barbe invisible, rasé de près tous les matins.
Et apte au service.
Mais de toute évidence il n’y est plus au service.
Récemment retraité ?
Viré avant l’heure ?
Non, je ne crois pas.
Il ne traînerait pas ainsi avec cette fausse assurance, cette expression d’amertume toute bue, engloutie, digérée, qui lui fait un grand trou dans le bide.
Il est sans doute juste un homme seul.
Rien de moins
Rien de plus
Un homme seul.