Il y a des matins où aucun paquebot, aucun ferry n’obstrue la vue sur la mer dégagée.
Et je peux voir les îles.
A portée.
Il n’y a pas d’horizon à Marseille.
Pas de ligne lointaine à 190 ° .
C’est pas comme aux Aresquiers, là-bas.
Toujours un bout de roche au milieu ici,
un vestige, une prison, un obstacle aux rêves, aux suppositions.
Et puis des matins il y a des hommes, des femmes, des enfants, des chiens.
Peu.
Rarement.
Sauf ce matin là.
Il s’est approché de moi avec un doux sourire,
le jeune homme à la peau noire, sans âge, sans tous les mots, sans maison peut-être, sans papier, qui sait.
Il m’a parlé.
Je n’ai pas tout compris.
Et ce matin là je ne parvenais pas à me défaire des silences où je me planque tellement.
Des silences qui font silence même à la parole des autres.
Des silences qui font miroir.
Alors ce matin-là je ne t’ai pas entendu.
Je n’ai rien compris de ce que tu disais.
Alors pour me défaire de cette gêne poisseuse je n’ai eu qu’une réponse,
bête,
conne.
Sale.
Détestable
« Désolée j’ai rien sur moi »
Bien sûr que c’était vrai.
Mais pourquoi ai-je cru cet instant que tu me demandais de l’argent ?
Pourquoi ne t’ai-je pas demandé gentiment, patiemment de répéter,
de m’aider à te comprendre, de t’aider à me dire.
Sans te gêner, doucement, gentiment, juste pour te comprendre.
Et alors j’aurais entendu ce que tu disais.
Peut-être disais tu :
– Bonjour, je viens de loin, j’ai quitté mes parents,
j’ai 16 ans mais ils ne me croient pas,
ils m’ont fait passer un examen
Pour connaître mon âge
Vous imaginez ?
Ils ne me croient pas…
– Bonjour, je viens de loin, j’ai quitté mes amis, j’ai 16 ans,
et je suis venu respirer ici
C’est beau ici.
Il y a la mer.
Je suis venu par la mer.
Mais je n’ai pas bien envie de vous raconter ça.
Ici vous voulez tout savoir.
Mais je n’ai pas bien envie de dire ça.
La mer.
La peur.
L’eau, l’eau, l’eau et le ciel de partout.
Pourquoi vous voulez toujours qu’on vous dise tout ?
J’ai jamais autant parlé qu’ici.
Moi je suis juste venu ici pour respirer.
– Bonjour, je viens de loin, j’ai tout quitté.
Tout.
Mais je ne sais pas bien pourquoi.
Tout me manque de là-bas.
Tous.
Je suis comme entre la mer et le ciel.
Entre les mots et le silence.
Le désir et la mort.
Le départ et le départ.
C’est ça en fait…
Je ne veux que partir .
Toujours et de partout.
Je ne suis pas bien ici.
Je ne suis pas bien là-bas.
Vous avez une loi pour ça ?
Dieu n’est pas gentil. Alors vous, les Hommes …
Vous avez une loi pour m’aider ?
On m’a dit qu’ici on pouvait vivre, bouger, aimer, travailler, manger, boire, soigner, crier, dormir, vivre, aimer, aimer, aimer…
Je vous ai dérangé.
Excusez-moi.
– Bonjour, non ce n’est pas un bon jour.
Dans ma langue pour se saluer on ne dit pas bon jour,
on dit la paix avec toi, même si la journée n’est pas bonne
parce qu’il n’y a vraiment aucune raison qu’elle soit bonne,
comme hier elle n’était pas fameuse non plus, non,
même si on sait bien malgré le travail, la sueur,
le mal qui ronge de son feu, les cadavres des chiens errants qui se sont dévorés dans la nuit, et les mouches qui les chassent à leur tour,
malgré la poussière dans chaque rue de chaque ville et le coup de balai dérisoire pour faire propre devant les boutiques des colons, même malgré toute la bonne volonté de l’homme, malgré tous ses, efforts, rien, vraiment rien ne laisse croire qu’aujourd’hui sera un bon jour.
Rien
Et personne.
Je ne veux pas de ton argent.
De ta gentillesse.
Elle me sert à rien.
Je t’ai dérangée.
Désolé. »